Accueil A la une Réforme de la loi sur les chèques sans provision : «Grattez le juge, et vous trouverez le bourreau»

Réforme de la loi sur les chèques sans provision : «Grattez le juge, et vous trouverez le bourreau»

Par Mahamed ELMONCEF

Victor Hugo risque, avec cette phrase, la condamnation pour outrage ! N’est-ce pas que les juges ne font, souvent, qu’appliquer une loi que le législateur avait énoncée?! Les fondateurs de l’Organisation tunisienne des petites et moyennes entreprises (Otpme ) l’ont bien compris. Selon eux, l’article 411 du Code du commerce qui criminalise le chèque sans provision a transformé les juges en bourreaux. Leurs bourreaux. «Ce sont les chefs de ces entreprises qui seraient les premières victimes de ces chèques sans provision. » C’est le chargé des relations publiques de l’Otpme, M. Abderrazzek Houas, qui l’affirme… en utilisant le conditionnel. « On a essayé, en vain, d’avoir des statistiques précises et actualisées concernant ce « crime ». Le Parlement, qui représente le pouvoir législatif, et l’Instance constitutionnelle d’accès à l’information ont officiellement, vainement et impunément, demandé les mêmes statistiques à la Banque centrale et au ministère de la Justice!»  ajoute M. Houas, qui nous montre une demande écrite envoyée le 26.10.2020 par le Parlement au ministère de la Justice. Les parlementaires y demandent les statistiques liées au nombre de détenus pour chèques sans provision, le nombre de condamnations et celui des affaires en justice, en cours dans ce domaine, depuis 2016. Jusqu’à ce jour, le ministère n’a pas répondu à cette requête, bafouant ainsi l’article 32 de la Constitution qui stipule que « l’Etat garantit le droit à l’information et à l’accès à l’information. »

Mais ce noir statistique n’a pas empêché l’Organisation de demander la dépénalisation du chèque sans provision, lors de son premier sit-in organisé en avril 2020, devant le palais du gouvernement. Ce sit-in a permis aux fondateurs de l’Otpme d’entrer en contact avec les «faiseurs des bourreaux » ou les «redresseurs des torts» : les parlementaires. Naquit alors l’idée de réformer la loi (proposition de la loi 45 /2020), et plus précisément revoir l’article 411 du code du commerce : quelques phrases à l’origine de dizaines de milliers d’incarcérations causant des centaines de milliers de drames personnels, des fermetures d’entreprises en cascades et le rallongement du fil des chômeurs. « Mais cette loi protège les bénéficiaires des chèques», se contenteraient de dire certains. «Sans risque de prison, point de paiement », diraient les ultras de ce courant-là.

Que dit la loi ?

Mais que dit la loi tunisienne à propos de ce morceau de papier appelé « chèque » ? Ouvrez votre chéquier, « si vous avez le malheur d’en avoir un », vous diraient certains détenus, et vous lirez à la dernière page : « L’émission d’un chèque sans provision constitue un grave délit punissable des peines de l’escroquerie : 5 ans d’emprisonnement, plus une lourde amende (40%), plus diverses peines accessoires… (articles 410, 411, 412 et suivants du code de commerce). » Donc un acte commercial peut conduire à la prison. Tu achètes une télévision et un climatiseur et pour une raison ou une autre, Covid incluse, ton chèque retourne impayé et ces amas de plastique et autres vulgaires matériaux te coûteront 10 ans de ta vie et toute ta famille, dont tu es peut-être la seule source de revenus, se retrouve à la rue. Cerise sur le gâteau, ou quand le ridicule tue : si jamais votre condamnation est ferme et pour une raison ou une autre vous avez payé ce chèque mais après que la sentence ne soit prononcée, vous purgerez tout de même votre peine. C’est cela une condamnation ferme : plus jamais de recours même si le mal est réparé, même si vous prouvez votre innocence.

Un climatiseur et une télé coûteraient aux alentours de 2.500 DT. L’incarcération d’un détenu pendant dix ans  coûte à l’Etat 127.400 DT ! Trente-cinq dinars par jour, est le coût de la détention d’un citoyen, selon le ministère de la Justice. La justice serait-elle aveugle ? Mais  « si l’on enlève la peine d’emprisonnement pour les chèques sans provisions, les impayés feront légion. Tout le système économique risque de s’effondrer »,  avait dit  le représentant de la Banque Centrale, lors de son audition par la Commission de la législation générale, le 23.01.20. Il faut bien une certaine démarche dissuasive et c’est la prison.

La problématique n’est pas fortuite et les avis ont leurs arguments. Avant de plonger dans la polémique, voyons d’abord d’où vient cette loi privative de liberté et qu’en pense l’ONU ?

Des lois contrevenantes ?

« Il n’est pas permis d’incarcérer quiconque parce qu’il n’a pas honoré ses engagements contractuels. ». Voilà ce que dit l’article 11 du pacte international de l’ONU, ratifié par la Tunisie et entré en vigueur depuis 1976 !  L’Etat tunisien qui place les traités internationaux à la seconde place après la Constitution (art. 20 de la Constitution) sera-t-il contrevenant aux lois internationales ? Serait-ce pour cette raison qu’il y a eu, depuis ce temps, des centaines de milliers de condamnations à la prison sans qu’on trouve la moindre trace au niveau statistique de détenus pour chèques sans provision ? « Ces statistiques, si elles venaient à être officiellement publiées, attesteraient du manquement de l’Etat tunisien quant à ses engagements en matière des droits de l’homme. Une fois ce manquement constaté par les instances internationales, elles pourraient fermer la vanne des aides et crédits publics internationaux ! ». C’est ce que pense M. Houas.

Pour certains juristes, ce problème ne devrait pas se poser parce que l’article 11 du pacte de l’O.N.U ne concerne pas le chèque qui est un moyen de paiement à vue (immédiat) et non un instrument de crédit. Qu’en pense l’Etat français, notre première source d’inspiration de lois, où les chèques sont utilisés depuis 1826, époque où il était courant de payer de son corps ce qu’on nous réclame, sans résultat, dans tout autre domaine ?

Le monde dépénalise, la Tunisie s’enlise

En décrétant la loi n°91-1382, l’Etat français a dépénalisé le chèque sans provision depuis 1991. Les huit pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (123.6 millions d’habitants) ont aussi dépénalisé le chèque sans provision depuis 2011 (Voir le quotidien en ligne Burkinapmepmi.com du 13.3.11). Le ministère de la Justice d’Abou Dhabi a publié une étude en Octobre 2019 préconisant cette même dépénalisation (Voir le journal d’Abou Dhabi : Al Bayan du 24.10.19). La Mauritanie a aussi dépénalisé le chèque sans provision depuis janvier 2020.

«Cette décision vient dans le cadre du respect de la législation internationale (Article 11 du pacte international de l’O.N.U?) et s’insère dans notre politique de suppression totale des peines corporelles dans le domaine civil et commercial», explique le ministre de la Justice mauritanien, M. Mahmoud Ould Bih (Saharamedia.net) «Emprisonner un débiteur qui n’a pas respecté ses engagements, même s’il traverse une situation difficile, est contraire à la loi islamique qui préserve la dignité du débiteur et recommande son assistance», déclare le même ministre (Centre Sahara d’études et de consulting, 23.1.2010). « Celui qui est dans la gêne, accordez-lui un sursis jusqu’à ce qu’il soit dans l’aisance», nous dit le Coran (Coran, 2 : 180). La Tunisie a toujours prétendu que sa législation avait pour source première la religion musulmane. Historiquement et à côté de la législation islamique, la Tunisie a toujours puisé ses textes de loi dans l’arsenal juridique français. Comment se fait-il alors qu’elle ait trente ans de retard par rapport à la France dans le champ de la dépénalisation du domaine commercial et qu’elle ne prenne pas en considération les préceptes de l’islam dans la gestion des affaires des chèques sans provision ?

A qui profite ce système hautement répressif ?

« C’est le lobby  des banques qui tire profit de la pénalisation du chèque sans provision. Cette pénalisation lui a permis d’amasser, en 2020, 12 millions de dinars. La même année, il a envoyé à ses clients 10 millions de préavis de rejet de chèques. Il faut dépénaliser le chèque sans provision!» Ainsi devraient être les choses pour le représentant de l’Association tunisienne de la lutte contre la corruption, M. Ibrahim Missaoui, qui s’exprimait au micro de Shems Fm, suite à son audition par le parlement, le 11.11.20.

Mais, tout de même : « Les petites et moyennes entreprises, qui représentent 90% de nos adhérents, risquent d’être lésées par cette dépénalisation car le chèque, grâce à ses contraintes pénales, reste presque leur seule garantie d’être payées. Que l’on soit clair : nous sommes contre la dépénalisation du chèque sans provision ! ». C’est ce qu’a affirmé le représentant de l’Utica, M. Khaled Sallemi, devant la commission de la législation générale, au sein du parlement tunisien lors de la même réunion. M. Sallemi, l’un des plus grands importateurs de bois et autres en Tunisie, avait quand même reconnu, ce jour-là, selon M. Houas, qu’il percevait un chèque de garantie de chaque nouveau client (chef d’une petite ou moyenne entreprise !) avant de l’approvisionner en marchandise, en contrepartie de plusieurs chèques antédatés. Les juristes, parmi les parlementaires présents dans la commission, n’ont pas omis de lui rappeler, ce jour-là, qu’en opérant de la sorte, il était aussi contrevenant que son client coupable d’émission de chèque sans provision et qu’il pouvait, également, aller en prison pour la même durée ! Par la même occasion, ce grand acteur économique du secteur privé avait démontré, ce que tout le monde savait déjà : le chèque n’est plus un moyen de paiement à vue, comme l’avaient prévu les premières lois qui l’avaient institué en Angleterre en 1742, mais bel et bien un support matériel de crédit. La loi lui avait, peut-être, prévu un autre usage mais le cheminement historique et la réalité socioéconomique en ont décidé autrement. Mais ce n’est toujours pas ce que pense le représentant de l’Utica qui a déclaré au micro de Shems FM le 11.11.2020 : « Remplacer l’emprisonnement, dans le cas du chèque sans provision, par d’autres peines causerait la paralysie de l’économie tunisienne». Est-ce le cas de l’Angleterre, pays créateur de ce mode de paiement, qui a décidé de sa suppression en 2018 (MoneyBox, 18.12.2009), après l’avoir dépénalisé en 2010 ? Non. «Peut-on être plus royaliste que la Reine ?!», ironise M. Houas.

Et la solution ?

Pour le représentant de l’Association tunisienne de lutte contre la corruption, cette exagération de l’importance du chèque, qui veut faire de lui le pilier de l’économie, est mensongère et cache mal les intérêts de ceux qui la promeuvent : « Le chèque a perdu sa valeur depuis la révolution. Il n’y a plus de confiance dans ce domaine même entre l’Etat et ses partenaires ». Quelle est la solution alors? M. Abderrazek Houas répond : « Il faut que la Banque Centrale adopte le chèque électronique : avant d’accepter le chèque, le bénéficiaire consulte une plateforme qui le renseigne sur la solvabilité de l’émetteur. Une fois cette solvabilité admise, le bénéficiaire enregistre alors ce chèque sur cette plateforme pour que son montant lui soit réservé. Et voilà, en quelques clics, fini les chèques en bois, les salles d’audience bondées, les milliards dépensés sur les détenus… Si le bénéficiaire accepte un chèque sans transiter par cette plateforme, cela voudrait dire qu’il avait accepté, à ces risques et périls, un chèque antédaté, faisant ainsi crédit à son client. La Banque Centrale prétend qu’une telle plateforme serait coûteuse et demanderait du temps. Ce n’est pas du tout ce que pensent les experts que nous avons contactés. Si cela se trouve, cette plateforme existe déjà puisque certaines sociétés de recouvrement offrent ce service (contrôle de la solvabilité des chèques via une plateforme digitale) à leurs gros clients. Sinon, en quoi elle serait tellement différente de celle des cartes bancaires qui est là depuis 20 ans ».

Canada ou quand le système clandestin tunisien fait le bonheur  des Canadiens

Faut-il faire fi de la réalité et continuer à s’entêter, contrairement à l’écrasante majorité des autres nations, à vouloir imposer une loi « médiévale » inventée à l’époque où l’esclavagisme était encore permis ? Et si le législateur se contentait d’institutionnaliser ce que la société et l’économie ont, depuis longtemps, décidé: faire du chèque un moyen de paiement mais aussi un outil attestant de l’existence matérielle d’un crédit dont l’absence de provision pourrait, peut-être, conduire, au pire, à l’expropriation des biens de son émetteur sans lui voler une partie de sa vie, si ce n’est toute sa vie ? Est-ce si difficile d’imaginer ce système où le chèque antédaté est autorisé, tout comme l’effet, et qu’il ne serait qu’” une entente de paiement entre deux individus ou organisations. » ? La phrase est mise entre guillemets parce qu’elle est tirée de la publication, du 30.09.19 de la très officielle « Association des banques canadiennes. » Au Canada, le chèque antédaté est bel bien reconnu et l’Etat ne pénalise pas l’absence de provision. Il ne joue pas, non plus, le rôle de l’agent musclé de recouvrement pour les individus ou les organisations qui ont décidé d’entrer en relations d’affaires. Il met en prison les escrocs bien sûr mais laissent les « commerçants » s’arranger entre eux dans le respect des lois commerciales.

Emetteurs de chèques sans provision : escrocs ou victimes ?

Mais revenons à notre Tunisie, «la meilleure démocratie au monde !» Faut-il envoyer

en prison :

-Une bonne partie des hôteliers tunisiens qui ont émis des chèques sans provision pour continuer à entretenir leurs hôtels dans l’espoir d’une reprise du tourisme avortée par la Covid ou les opérations terroristes, bien avant cela, ou la saleté envahissant les routes conduisant à leurs belles suites ?

– Les entrepreneurs qui doivent à l’Etat des milliards et à qui ce dernier a envoyé des lettres, depuis 2018, les informant qu’ils n’allaient pas être payés pour des raisons budgétaires ? Depuis, leurs chèques étaient retournés « impayés », les peines de prison ont plu, leurs engins saisis et plusieurs d’entre eux ont quitté leurs maisons de peur d’être arrêtés ?

Faut-il incarcérer les industriels qui ont vu :

-52% de leur clientèle offerte, sous l’œil complaisant des autorités, à un marché parallèle florissant ?

-Une bonne partie des 48% des parts du marché restants, aller aux importateurs légaux qui font le bonheur de leurs fournisseurs turcs et chinois, entre autres, à cause des multiples facilités consenties par l’Etat à l’importation ?

– Leurs charges salariales grimper au plafond : à chaque fois que les importateurs, les barons de la contrebande et les intermédiaires des produits alimentaires se mettaient des milliards dans les poches parce qu’ils avaient décidé d’augmenter leurs prix, les syndicats exigeaient que les patrons des entreprises productrices compensent la chute du pouvoir d’achat de leurs adhérents…sous l’œil complice de l’Etat.

– La pression fiscale ascendante.

– Le rendement plongeant et l’absentéisme battant des records…

– La bureaucratie handicapante…

Punir ou indemniser ?

Sont-ils des escrocs ou des victimes d’un Etat défaillant, ces chefs d’entreprise qui représentent, pour la plupart, la bourgeoisie nationale productrice de valeur et employant le plus grand nombre ? Faut-il envoyer leurs employés au chômage en les punissant, eux, d’emprisonnement et rendre ainsi le plus grand service à leurs concurrents : les importateurs et les barons du marché parallèle ? Ou, au contraire, les indemniser en les remerciant parce qu’ils ont pu tenir toutes ces années avant de perdre leurs biens et parfois même leur liberté ? Ils ont choisi de faire face, eux, sauvegarder des emplois, contrairement aux représentants de certaines multinationales qui ont préféré quitter le pays car ni leurs logiciels sophistiqués de gestion, ni leurs gros moyens n’ont pu venir à bout des difficultés et des entraves d’un tel environnement socio-économique. Mais, peut-être qu’il est bien vrai que des milliers d’entreprises comptent sur les chèques pour recouvrer certaines créances. C’est certainement une vérité mais qu’il faut relativiser. Selon M. Abderrazzek Houas, « les petits et moyens fournisseurs qui gardent dans leurs tiroirs, depuis quelques mois, les chèques sans provision de leurs clients sont, souvent eux aussi, poursuivis pour le même crime. Eux aussi doivent des sommes importantes aux importateurs et aux grands fournisseurs. Généralement, ces derniers représentent de grosses fortunes qui n’utilisent pas les chèques mais recourent aux virements et effets. Je comprends que ces derniers veuillent récupérer leur argent mais j’ai une question d’éthique à leur poser.»

Une question d’éthique

« Sachant que vos clients ne sont pas des escrocs mais des personnes dont vous connaissez peut-être les familles et certains détails de leur vie montrant qu’ils ont toujours été honnêtes, des gens que vous avez côtoyés parfois pendant des décennies, comment osez-vous appeler à la désintégration de leurs familles, à leur emprisonnement comme de vulgaires criminels parce que, sous la pression énorme de certains choix politiques, ils se sont retrouvés dans l’impossibilité de vous payer ? Exigez une certaine transparence permettant de savoir si cet argent que vous leur devez n’a pas été utilisé pour amasser une fortune qu’ils cachent. Exigez que la procédure d’expropriation des mauvais payeurs soit la plus rapide possible, une fois épuisés tous les recours à l’amiable. Mais souhaiter la prison pour vos anciens clients afin que votre fortune (que vous avez peut-être constituée grâce à eux) demeure la même ou ne soit pas, plus ou moins, grignotée, est-ce très moral ? Les exproprier serait déjà excessif, surtout si on ne leur laisse même pas un logement où ils peuvent continuer à vivre dignement, les emprisonner serait un affront. Je me demande comment pourrait se sentir un homme après avoir envoyé des dizaines de ses clients en prison pour une escroquerie qu’ils n’ont jamais commise. »

Pas de prison mais plein de punitions !

D’autres voix, qui appellent à la dépénalisation du chèque sans provision, recommandent des punitions de substitution, comme le paiement d’une amende de 40% de la valeur du chèque, l’impossibilité aux mauvais payeurs de faire légaliser des contrats, l’interdiction de voyager… Certains banquiers, qui se déclarent aussi opposés à la peine de prison pour les chèques sans provision, trouvent ces « punitions » contre-productives. L’un de ces banquiers est le représentant de la Biat auprès de l’ARP, M. Abdelaziz Joudane, qui déclara devant la commission de la législation générale du 26.11.2020 : « Ces mesures empêchent la personne concernée de travailler et de générer des revenus pour payer ses chèques. » (L’Economiste Maghrébin du 26.11.20).

Malgré tout, pour le représentant de la Banque Centrale auditionné par la Commission de la législation générale le 23.01.2021, le véritable crime demeure toujours l’émission du chèque sans provision. D’après lui, le chèque se porte toujours bien puisqu’il couvre le paiement de plus de la moitié des transactions du pays. 2% uniquement de ces chèques sont rejetés pour absence de provision. Mais que représentent ces 2% en chiffres ? La BCT ne répond pas.

Quand l’Etat se permet le luxe d’emprisonner ou les chiffres de la honte

Notre collègue Samir Dridi est quand même arrivé à avoir ce genre de « scoop » grâce à « une source bien informée relevant du ministère de la Justice ». Il écrit dans La Presse du 02.07.20: « De 173.074 affaires relatives aux chèques sans provision en 2017, ce chiffre est passé à 190.889 en 2019. L’année d’avant, il était presque le même puisqu’il avait atteint les 193.894. En 2016, ce chiffre était de 126.000 d’après le journal en ligne African Manager du 9.10.17. En trois ans seulement, le nombre de ces affaires a donc augmenté de 64.889. Pour l’année 2020, année de la crise sanitaire, M. Moez El Haj Mansour, membre de l’Observatoire de la transparence et de la gouvernance (ONG non gouvernementale), nous révèle, sur sa page facebook l’existence de 213.000 affaires de chèques sans provision. Ajoutez à ceux-là les 10.800 condamnés en état de fuite qu’il cite, et les milliers de personnes concernées par des condamnations similaires pendant les trois dernières années mais qui ne sont toujours pas emprisonnées et on pourrait facilement atteindre les 30.000 personnes. Pour le moment, l’on a 8.600 détenus pour chèques sans provision, comme l’affirme l’ECO OBSERV du 17.02.21, et si on leur rajoute les 6.662 détenus pour consommation de cannabis (chiffre de 2016, Joumhouria du 02.01.16), cette population carcérale coûterait à l’Etat 537.085dt/jour, c’est-à-dire près de 193.036 millions de dinars/an. Quel danger représentent pour la société l’étudiant ou le chômeur qui avaient fumé un joint ? En quoi serait dangereux pour les autres l’homme d’affaires qui avait émis un chèque sans provision, document dont il sera privé pendant cinq ans ? Pourquoi tient-on à dépenser autant, quand on a les caisses vides, pour  garder ces citoyens inoffensifs en prison, là où ils seraient initiés à la véritable criminalité ?

L’augmentation de ce nombre de détenus pourrait être encore plus vertigineuse à la fin de 2021 puisque, selon une récente étude de l’INS, publiée le 30.1.21 par le média en ligne ilBoursa.com, 37% (40% selon l’Utica) de nos moyennes et petites entreprises pourraient mettre la clé sous la porte en 2021.

Combien aurions-nous de condamnés pour chèques sans provision d’ici la fin 2021 si cette catastrophe se confirmait (et rien n’est fait pour qu’elle n’arrive pas) ? Peut-être que les victimes de cette catastrophe pourraient faire l’objet de 300.000 autres affaires en justice de chèques sans provision d’ici la fin de cette année. Si l’on a 10.000 nouvelles condamnations à la prison en 2021, le nombre de ceux qui devraient être emprisonnés pour chèque sans provision atteindrait les 40.000 personnes. Ce qui représente 174% de la population carcérale globale de 2016, qui, selon les dires de M. Ghazi Jribi, ministre de la Justice à l’époque, comptait 23.553 détenus. M. Jribi reconnaissait (Joumhouria du 02.01.16) devant la commission de la sécurité et de la défense de l’ARP du 02.01.16 que chaque prisonnier disposait en Tunisie de 1.2m2 alors que les normes internationales exigent 4m2 pour chaque détenu dans la prison où il est incarcéré. C’est-à-dire, qu’à l’époque, il fallait déjà construire trois fois plus de prisons pour contenir, normalement, la population carcérale. Combien devrait dépenser l’Etat en construction de prisons pour contenir trois fois cette population dont l’entretien annuel coûterait près de 812 millions de dinars ! Et quel serait l’intérêt de cette dépense faramineuse ? La dissuasion ? Monsieur Abderrazzek Houas, le chargé des relations publiques de l’Organisation tunisienne des petites et moyennes entreprises, répond : « Si, malgré les amendes et la longue détention, le nombre de chèques sans provision est passé de 126.000 en 2016 à 213.000 en 2020 (+69%), peut-on oser encore parler de dissuasion ?

Amnistie et supression immédiate des peines corporelles
dans le domaine civil :

Ne faut-il pas plutôt reconnaître que le dérapage qu’a connu la Tunisie après le 14.01.11 et la crise sanitaire ont créé une situation catastrophique pour les chefs des entreprises productives, situation qu’on devrait classer parmi les cas de force majeure. Cette situation a fait que presque personne ne peut plus rien pour se relever et payer ses dettes à l’Etat (impôts, Cnss…) et à ses autres créanciers. Nombre de détenus pour chèque sans provision se retrouvent, à leur sortie de prison, face à d’autres affaires les attendant et pouvant les reconduire à leurs cellules.

Les entreprises en grande difficulté, avant de rejeter les chèques, commencent d’abord par ne plus payer leurs impôts puis la Cnss. Les recettes leur suffisent à peine pour survivre et payer leurs employés. Or, ne pas payer ces institutions-là conduit aussi à la prison. M. Houas développe : « C’est pour cela que nous demandons l’arrêt de toutes les poursuites judiciaires (comme l’a recommandé sur sa page facebook le candidat à la Cour constitutionnelle, l’avocat Adel Kaânich), l’amnistie et  la suppression immédiate et totale des peines corporelles dans le domaine civil et commercial. Faisons comme la Mauritanie, pas seulement pour convenir aux lois internationales mais parce que notre situation, beaucoup plus qu’ailleurs, exige cette initiative. Et ceci doit être fait de suite. On a déjà plus de trente ans de retard dans ce domaine.

Certains grands capitalistes et importateurs demandent un délai pour que cela soit fait. Ils veulent mettre en prison le maximum de leurs clients débiteurs pour les pousser à faire l’impossible afin de payer ou être pris en terrible exemple par les autres pour qu’ils s’acquittent de leurs dettes avant que ne soit proclamée une éventuelle amnistie. Plus de délais équivaut à plus de victimes. Si les représentants des gros capitaux veulent récupérer leur argent avant la dépénalisation, qu’ils aillent procéder à des saisies et que la réforme législative leur facilite cette tâche.

Certains diront qu’ils ne trouveront rien à saisir parce que les auteurs des chèques sans provision condamnés à la prison et recherchés auraient déjà tout planqué. Personnellement, j’ai du mal à imaginer un homme d’affaires, ou n’importe quelle personne sensée, s’entêter à garder un bien dont la vente pourrait lui éviter de passer un long et pénible séjour dans 1.20 m2 de l’une des pires prisons au monde !»

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Un commentaire

  1. Borhéne

    22 février 2021 à 07:16

    Faites passer cette loi au plus vite, j’ai hate d’écrire des chèques sans provisions. Dans les dix dernière années, j’ai accumulé pas moins de 10 chèques sans provisions qui sont dans mon tiroir jusqu’a ce jour, d’un montant de 30 à 35000 dinars.

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